Quel est ton parcours ?
J’ai une double formation universitaire en économie et en gestion, suivie d’un DEA en
développement des ressources humaines au CNAM où Christophe Dejours, spécialiste en
psychodynamique du travail a suivi mon mémoire sur « la coopération des salariés dans
une entreprise de service ».
En parallèle, j’ai suivi ma formation à l’ENS et j’ai obtenu l’agrégation d’économie et
gestion spécialité comptabilité et finance. Puis j’ai enseigné la gestion en lycée et
différents types de BTS dans différentes formations très « exotiques » pour moi pendant
8 ans : génie civil option photonique, BTS opticien-lunettier, BTS génie civil option
étanchéité façade ! J’ai appris pleins de choses…
de Paris Descartes où j’ai été aussi directrice des études.
Quel est l'objet de tes travaux ?
J’étudie le pouvoir d’agir en commun.
"La question est de comprendre comment en tant qu’individu et personne qui travaille, je reprends la main sur mon activité, et pourquoi et comment cela ne peut pas se faire seul."
Qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser à ce sujet ?
En 2016, je décide de faire une thèse et de reprendre le thème de mon mémoire sur la coopération.
Je pars du constat évoqué par pas mal de salariés : « j’en ai marre de devoir me battre pour travailler ; les process et l’organisation du travail tels qu’ils sont pensés aujourd’hui empêchent le travail ». Certaines formes d’organisation du travail font obstacle à sa réalisation, de même qu’elles freinent la coopération et le travail d’équipe.
Reprenant les théories sur le retour du travail aliénant et plus largement sur l’aliénation du travail, je constate que les cadres parlaient de la même chose que des ouvriers dans les usines des années 70, sur la question de l’enfermement, de l’aliénation… Je fais alors des parallèles en termes de discours avec le totalitarisme. Une des grands penseurs du totalitarisme est Hannah Arendt (politologue, philosophe, 1906-1975), que je retourne lire avec ces questions du travail en tête.
Après avoir travaillé sur le totalitarisme et ce qui le « crée » (et en quoi il diffère en nature et pas seulement en force avec la tyrannie), elle cherche à savoir comment l’éviter à l’avenir dans « Condition de l’homme moderne », qui me donne des éléments de réflexion. Je réalise alors que, grâce à cette vision politique du travail, où elle évoque les bureaucraties, je peux reprendre des réflexions sur le travail. Ce n’est pas seulement dans la fonction publique que l’on parle de bureaucratie surtout aux Etats-Unis (où elle a obtenu l’asile puis la nationalité américaine après-guerre et d’où elle écrit quasiment toute son oeuvre), c’est aussi et surtout les grandes entreprises, très procédurales.
Elle, elle en parle comme du pouvoir des bureaux, la domination par les bureaux c’est-à- dire par personne ! C’est pour elle une autre forme de tyrannie. La règle a priorité sur les gens. Qui plus est, cette règle peut être instable. Et surtout on ne sait même pas contre qui ou quoi se « rebeller » ou se plaindre quand « c’est la règle ». Ça collait donc bien avec mon idée de départ formulée par les cadres : « Quand est-ce que je travaille au milieu de tous ces process ? ».
Elle explique par ailleurs que, lorsqu'on a un ensemble de personnes, réuni sur un même lieu, qui décident ensemble de leurs règles et de comment on les fait évoluer, on peut alors parler d’espace politique. De ce constat est née l’idée de mes travaux sur le pouvoir en commun.
En quoi est-ce intéressant pour la recherche et la gestion ?
"C’est l’idée de remettre la question du politique (pas de la politique politicienne) dans l’entreprise."
Cette question avait été évacuée dans les années 70. On la prenait alors sous l’angle de la lutte des classes en particulier en sociologie, qui opposait prolétariat et bourgeoisie. On la traitait alors sous l’angle du conflit qui ne peut pas être « résolu ».
Dans les années 80, 90 on réalise que l’entreprise peut être autre chose qu’un lieu d’exploitation et que mon manager est aussi un salarié, qui subi aussi des pressions. La lecture conflictuelle colle moins. Des gens s’épanouissent dans l’entreprise. Il n’y a pas que des conflits. S’opère alors un retournement, où on cherche à annuler, à éviter le conflit, mais aussi donc le dialogue. Et donc extraire l’idée du politique de l’entreprise…
C’est l’époque de la création de l’ANACT (l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail en 1973), où : « Comment concilier satisfaction au travail et performance ». On fait en sorte que tout se passe bien. On cherche à lisser les angles. C’est très bien de vivre dans un univers professionnel moins conflictuel, moins dur, c’est évident ! Mais à force, on ne se pose plus la question du politique, on ne se pose plus la question du pouvoir. On va alors parler d’autorité, de leadership de pouvoir « sur »
(l’autre..). Or, il est éliminé en faisant disparaître le conflit, le dialogue.
La question du « pouvoir de » (agir, penser…) est un concept politique qui n’est pas traité.
Parallèlement, mon travail de recherche s’insère dans les travaux sur l’émergence des communautés de pratiques, ou bien des communautés dites « épistémiques » c’est à dire les communautés de connaissances dans lesquelles on échange de la connaissance plus que de la pratique. Par exemple : les familles de patients (souvent dans les cas de maladies rares, ou orphelines) qui se constituent en association, qui développent une connaissance du sujet et vont aux colloques de chercheurs, de médecins. Qui trouvent des solutions. Il y a alors échange de connaissances par des gens qui ne s’imaginait pas échanger entre eux, apprendre de façon symétrique. Les médecins apprennent des
patients, recueillent des informations sur la clinique. Se pose alors la question : Quelle est la nature de ce pouvoir dans ces communautés un peu nouvelles ? Comment, quand et où se manifeste-t- il ? Qu’est-ce qu’il apporte ? Qu’est-ce qui le freine ?
Je décide d’étudier ces formes d’organisation à la frontière entre l’entreprise fermée et l’environnement plus ouvert.
Pourquoi le coworking ?
J’avais des difficultés à travailler à la maison, de même qu’au sein de l’IUT pour effectuer mon travail de recherche. J’ai alors expérimenté différents espaces de co-working. Mais je me sentais toujours aussi seule et je devais transporter mes nombreux livres !
Pourquoi Casaco ?
J’ai regardé mon environnement proche et l’annuaire des espaces de co-working. Le site et l’environnement de Casaco m’ont plu, je pouvais avoir un bureau résident c’est-à- dire surtout pleins d’étagères pour ma bibliothèque… Je suis venue pour y travailler et petit à petit j’ai réalisé qu’il y avait conjonction entre mon sujet et le lieu…
Installée à Casaco, mes idées ont alors commencé à converger. La communauté, la tribu, l’espace d’émulation, qu’est-ce qu’on crée ensemble ?
L’action dans cet « agir en commun » est un événement c’est-à- dire qu’il rompt avec l’habitude, le flux, le process. On parle plus souvent d’innovation en sciences sociales, en gestion, mais elle est alors souvent conçue comme une innovation technique voire de processus, pas comme un mode d’action.
J’observe ici une communauté de travail innovante en tant que telle, mais également innovante dans le sens où les entreprises réunies ici n’ont rien à voir entre-elles.
Qu’est-ce qui différencie Casaco d’autres lieux du même type ?
Il y a différents types de lieux de co-working. Habituellement, les communautés et les lieux étudiés dans l’environnement académique, sont spécialisés. Faire communauté à partir des différences serait donc plus typique des espaces de tiers lieux que des espaces de co-working…
Casaco est un espace de co-working qui se différencie dans la mesure où ce n’est pas que du co-working. Ce n’est pas uniquement ce que les gens viennent chercher. On y parle d’échanges, de tribu. L’organisation et l’espace favorisent les échanges, les discussions, les collaborations.
"C’est une forme de communauté de personnes qui font des choses différentes. On crée, on fait communauté à partir de nos différences et non à partir de nos similitudes."
De la même façon c’est à partir des différences, (Hannah Arendt parle de « pluralités ») que je peux parler d’égalité et de liberté. Il faut un espace d’égalité pour que l’on puisse y être libre c’est-à- dire libre d’agir et de parler, de se « présenter » tel que l’on est devant les autres, et donc d’agir en commun.
La boucle est bouclée ! C’est le retour à la question du politique, à travers l’évolution des formes de travail. On réintroduit le pouvoir sous une nouvelle forme : « le pouvoir de ». On passe du « pouvoir sur » au « pouvoir de » faire quelque chose. C’est un pouvoir, mais qui n’est plus le même.
En quoi ça dit quelque chose de l’évolution du travail ?
On peut regarder ces nouvelles formes de travail sous l’angle du politique. Ce qui définit le travail, le contrat de travail, juridiquement, c’est le lien de subordination. A partir de ce moment-là, il y a un rapport qui n’est plus égalitaire. C’est le pouvoir à l’ancienne.
Depuis quelques années, on observe des adaptations à ces mutations du travail avec notamment le développement du portage salarial, qui consiste à avoir la même forme de protection que le salariat, tout en étant indépendant.
Une autre mutation est celle des réseaux qui modifie également les modes d’apprentissage, du fait de la pratique de leurs outils. Se développent de nouvelles formes de communautés, avec la volonté plus ou moins affichée de plus d’égalité, effective, c’est-à- dire dans les faits. Or, cette recherche d’égalité ouvre pour nous, dans les travaux sur le travail un espace de liberté, et de liberté partagée et donc d’action.
Selon moi, dans ce type de lieu se jouent des modifications importantes du travail.
"C’est dans ce type d’environnement, où les échanges se font de manière plus participative, plus horizontale, que les individus prennent la responsabilité de leur action."
Cela créée des mutations profondes sur l’environnement de travail, donne lieu à l’émergence et au renforcement d’une démocratie plus participative. C’est le retour du
politique… avec comme corollaire à la fois l’évolution des statuts et la mutation du travail.